L’armée sénégalaise est chantée pour sa bravoure, mais elle compte dans ses rangs de vrais snipers qui ne ratent jamais leur cible quand il s’agit de trouer les caisses de l’État. Une enquête interne ouverte en 2015 sur les médicaments des invalides révèle une mafia hors norme.
En signe d’appui et sans doute de reconnaissance pour service rendu à la Nation, il a été institué au Sénégal depuis le 19 février 1972, des soins de santé gratuits pour le personnel militaire et paramilitaire invalide, qu’il soit à la retraite ou en activité. Mais le système a fini par être dévoyé de ses missions premières ; une véritable mafia s’est instituée.
L’objectif au départ de cette mesure datant de la présidence de Léopold Sédar Senghor était d’aider à la prise en charge des pathologies durables comme les maladies chroniques, mais aussi les séquelles qui peuvent en découler après guérison. Les bénéficiaires disposent chacun d’un carnet personnel obtenu après une consultation médicale et la prescription d’un traitement qui doit impérativement « répondre à un besoin thérapeutique avéré et en rapport avec l’affectation ou les séquelles visées par le certificat médical ».
Aujourd’hui, la réalité est tout autre comme l’indique la polémique entre l’armée et les invalides. Au fil du temps, non seulement des non-ayants droit y ont accès, mais aussi des bénéficiaires, légitimes au début, finissent par tomber dans l’égalité du fait de dépassements et d’une utilisation sans rapport avec ce pourquoi les médicaments sont délivrés. Le tout s’appuyant sur une utilisation frauduleuse (reproduction exacte ou subtilisation) des cachets des médecins militaires doublée d’une imitation de leur signature, sans oublier une complicité intéressée des pharmacies agréées.
La pratique n’est pas nouvelle, puisqu’elle date de plus d’une décennie, mais une nouvelle donne est intervenue il y a plus 5 ans maintenant.
« Des ordonnances préétablies »
C’était le mardi 27 juillet 2015. Ce jour-là, d’anciens militaires invalides ont envahi la Direction de la santé des Armées. Ces anciens « jambars » voulaient en découdre avec le médecin colonel Serigne Mamadou Sarré. Celui-ci avait sorti deux notes de service ayant pour objectif de réglementer la fourniture gratuite de médicaments. Au-delà d’une intervention pour repousser les manifestants, une enquête interne a été ouverte par la hiérarchie. D’après nos sources, la décision de Sarré a été motivée par les assertions de médecins militaires qui se plaignaient d’utilisation frauduleuse de leur cachet.
S’y ajoute également, une augmentation exponentielle de la facture mensuelle des médicaments gratuits. « Le montant des factures des pharmacies agréées est en constante augmentation depuis plusieurs années. Autour de 100 millions/mois en 2005-2006, il est passé à plus de 300 millions en 2013, et se chiffre en 2015 à plus de 800 millions de Franc par mois », relève un document obtenu par la rédaction. Autant dire une véritable saignée sur les finances publiques, puisqu’il s’agit là d’un total de 5 milliards par an supportés par le contribuable sénégalais.
Parmi les points qui ont attiré à l’époque l’attention de la hiérarchie, il y avait la ruée, chaque début de mois, vers l’hôpital militaire de Ouakam par des bénéficiaires de médicaments gratuits, « avec des ordonnances préétablies ». À cela s’ajoute l’insatisfaction régulièrement exprimée par les invalides. Autant de faits qui ont amené les autorités militaires à décider de fouiller dans ce domaine.
L’enquête a permis de découvrir un système bien huilé entre des groupes indélicats avec les deniers publics. Il s’agit de responsables ou agents de certaines entités militaires, de bénéficiaires de carnets de soins gratuits, de pharmaciens et d’intermédiaires. Comme le souligne bien le document, « à tous les niveaux, du passage à la Commission spéciale de réforme à la présentation dans une officine agréée pour une dotation périodique en médicaments, une série d’altérations a été effectivement constatée ».
300 carnets gérés par un agent d’affaires
D’abord, les bénéficiaires. Il est à noter que le plafond mensuel de la dotation a été fixé à 50 000 F. Le premier constat à ce niveau est que tous les détenteurs de carnet atteignent la somme maximale, « même si par ailleurs l’affection ou la pathologie a été guérie ou ne justifie pas le renouvellement des médicaments ».
En outre, il est prévu un dépassement en faveur des grands invalides. Or, cette dérogation est accessible à tous les invalides. Puisque cette rubrique est classée « secret médical », elle ouvre la voie à tous les abus. Par exemple, les enquêteurs ont trouvé un agent d’affaires habitant Rufisque et qui gérait à lui seul pas moins de 300 carnets d’invalides parmi lesquels près de 20 unités qui lui ont été vendues à 350 000 F Cfa la pièce. Ce monsieur-là se trouve être le frère d’un bénéficiaire qui « l’aurait » introduit dans ce trafic.
« Son stratagème consistait, une fois le carnet en main, à se présenter dans une officine agréée, proposer les médicaments prescrits sur le feuillet du carnet réservé à cet effet, et recevoir la contrepartie en numéraires, suivant le taux convenu avec le pharmacien », explique le document. La somme convenue avec le pharmacien varie entre 35 et 60% de la valeur des médicaments. Autrement dit, un gain énorme mais illégal pour les pharmaciens.
Médicaments contre parfums de luxe
D’autres personnalités militaires ou même simples agents qui ne souffraient d’aucune infirmité ou invalidité en bénéficient aussi, d’après l’enquête. On en cite même le nom d’un militaire en service, à l’époque, à la présidence de la République et à qui l’agent d’affaires à Rufisque, gestionnaire de son carnet, versait 500 000 F par mois. Un autre capitaine empochait 250 000 F. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire de dire que ceux qui sont au cœur de l’affaire en bénéficient aussi. « Il se susurre que des directeurs de la santé des Armées ont toujours disposé de carnet de soins gratuits et bénéficient continuellement de dépassement, dont certains d’entre eux s’en servent pour se ravitailler en parfums de luxe et autres produits cosmétiques », signale les rédacteurs.
Des faveurs qui seraient aussi accordées à des hauts gradés de l’État-major général des Armées. Selon toujours le document, la direction de la santé des Armées nie ces allégations et soutient avoir informé qui de droit une fois les irrégularités ont été constatées.
Quoi qu’il en soit, le business est tellement lucratif que chez les subalternes, certains se permettent de garder les carnets de leurs camarades réellement malades, sans leur consentement. C’est le cas d’un malade dont les prescriptions ont atteint un total de 12 millions en une année, mais dont le carnet était entre les mains d’un autre. Un invalide alité s’est même vu priver de son carnet, donc de ses médicaments, jusqu’à ce qu’il décède. L’état de mémoire de son carnet révèle pourtant un passif de plus de 5 millions entre 2014 et 2015.
Si l’on sait le travail qui est censé être fait en amont avant que le médicament ne soit délivré, on se demande alors comment est-on arrivé à ces excès. En effet, il y a plusieurs étapes de contrôle à franchir avant de disposer de carnets et de médicaments. Parmi les organes, il y a le bureau des pensions. Celui-ci est chargé, entre autres missions, de vérifier les mémoires de remboursements. La validité des carnets, la cohérence et la sincérité des écritures, les cachets et signatures, tout doit être vérifié.
Seulement, cette structure censée s’assurer de l’authenticité des pièces compte en son sein trois bénéficiaires. Tous déclarent unanimement qu’ils souffrent de pathologie ou d’infirmité survenue sous le drapeau. Curieusement, souligne le rapport, leurs carnets étaient gardés par un tiers qui leur versait des sommes chaque mois. Il n’y a cependant pas à s’étonner dès lors que le chef du bureau lui-même a servi d’intermédiaire entre des invalides et cette tierce personne. Un service pour lequel il empochait 250 000 F par mois.
Deux milliards de chiffre d’affaires en un semestre pour une pharmacie
Autre étape à franchir, le bureau des vérifications ou bureau des visas. Cette entité est chargée de vérifier les droits aux soins des requérants. Elle veille aussi à la conformité entre médicaments prescrits et pathologie. Pour cette raison d’ailleurs, les requérants doivent se présenter physiquement auprès de cette institution. Cet organe devait fonctionner comme un filtre, puisqu’il a été créé en 2006, suite à des faits similaires.
Cependant, ceux qui y travaillent font presque tout le contraire de ce qui leur est demandé. D’après les auditeurs, ce bureau est maître dans les falsifications et la concussion. « En phase avec la routine du système, tous ses membres sont détenteurs de carnets de soins gratuits, avec une hausse de pourcentage calée à 85% pour son chef », révèlent les enquêteurs.
Pire encore, l’ancien chef du bureau aujourd’hui à la retraite s’est maintenu au poste et continue (jusqu’en 2015 au moins) à bénéficier de 200 000 F le mois. En outre, tout porte à croire que le nouveau chef du bureau (en 2016) est aussi dans le système, puisqu’il a des « entrées régulières » chez l’une des officines incriminées.
Dernier maillon de la chaîne, les pharmaciens. Ils sont les principaux bénéficiaires de cette hémorragie permanente des comptes publics. Au nombre de trois officines agréées, la plus remarquée d’entre elles se trouve en centre-ville. Les enquêteurs font remarquer que la pharmacie a fait, dans le premier semestre 2015, un chiffre d’affaires de plus de deux milliards. Pendant ce temps, le cumul des chiffres d’affaires des pharmacies sur le plan national ne dépassait pas traditionnellement 3 milliards, d’après les enquêteurs.
Ce qui leur fait dire que ces sommes engrangées par ce pharmacien sont « parfaitement injustifiées, ni par les sorties de médicaments, encore moins au niveau des commandes faites aux gros distributeurs pharmaceutiques ». La deuxième pharmacie gère des « comptes » pour ses clients. Elle encaisse 50% de la valeur des médicaments.
Le procureur et la haute hiérarchie saisis
Dans cette opération, l’officine tient à sa disposition d’anciens pensionnaires de Keur Serigne-bi qui lui servent d’intermédiaires. Ainsi, malgré des « rayons à moitié dégarnis », elle n’en affiche pas moins un chiffre d’affaires annuel de 1,5 milliard.
Compte tenu de cette vaste fraude, le procureur de la République a été saisi à l’époque. Les rédacteurs ont pensé que, sauf avis contraire du ministère public, l’instruction est la méthode la plus adaptée pour faire la lumière. Des copies ont été envoyées à la haute hiérarchie, notamment le chef d’État-major général des Armées.
Seulement, depuis lors, l’opinion n’a été informée d’aucune poursuite judiciaire. Et voilà que le débat refait surface, sur fond d’accusation entre l’armée et les invalides. Reste à savoir si la digitalisation parviendra à freiner les prédateurs des ressources publiques.
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