Dans de nombreuses structures sanitaires au Sénégal et en Afrique, la collecte des données médicales repose encore sur des méthodes archaïques, notamment l’utilisation de carnets et d’autres supports papier. Ce mode de fonctionnement empêche la création d’une base de données unique et homogène, essentielle pour le suivi et l’analyse épidémiologique.
Pour pallier ces insuffisances, l’Union Africaine (UA) a mis en place le projet Data Science Without Borders (Science des données sans frontières), visant à promouvoir l’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé. L’objectif principal de cette initiative est d’instaurer une approche médicale basée sur des preuves scientifiques solides, adaptées aux réalités locales.
Un Besoin Urgent de Données Locales Fiables
Au Sénégal, lorsqu’un médecin doit évaluer le pronostic vital d’un patient atteint de cancer à un stade avancé, il s’appuie souvent sur des prédictions issues de données collectées en France ou dans d’autres pays occidentaux. Or, les caractéristiques des patients, les infrastructures médicales et les conditions environnementales ne sont pas comparables. Les facteurs influençant le pronostic vital peuvent donc varier d’un pays à un autre, ce qui rend ces prédictions moins pertinentes pour les patients africains.
Il est donc essentiel de disposer de bases de données propres aux régions concernées, permettant d’affiner les prédictions et d’adapter les décisions médicales aux réalités locales. Cependant, l’absence de telles bases constitue un obstacle majeur à la prise de décisions fondées sur des preuves.
Le Projet Data Science Without Borders : Une Initiative Innovante
Face à cette problématique, l’Union Africaine a lancé en février 2024 le projet Data Science Without Borders. Ce programme d’une durée de trois ans est mis en œuvre sous la supervision technique des Centres Africains de Contrôle et de Prévention des Maladies (CDC Afrique). Sa phase pilote concerne trois institutions africaines, dont l’Institut de Recherche en Santé, Surveillance Épidémiologique et Formation (IRESSEF) au Sénégal. Il est supervisé par le Centre Africain de Recherche sur la Population et la Santé au Kenya.
Selon Dr Moussa Sarr, médecin, épidémiologiste et biostatisticien à l’IRESSEF, le choix du Sénégal pour participer à ce projet témoigne de la qualité du travail réalisé dans le domaine de la recherche et de la santé publique. « Nos partenaires savent que nous sommes capables de produire des résultats exploitables, qui pourront être ensuite étendus à d’autres pays africains », souligne-t-il.
Le projet vise à renforcer l’écosystème technologique des trois pays bénéficiaires (Sénégal, Éthiopie et Cameroun) en favorisant l’utilisation de l’intelligence artificielle et de ses outils pour l’analyse des données de santé.
Pour sa mise en œuvre, l’IRESSEF collabore avec plusieurs institutions, dont l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) à travers ses Facultés de Médecine et des Sciences, l’Hôpital Militaire de Ouakam, le Ministère de la Santé et de l’Action Sociale, notamment les Directions de la Recherche et de l’Innovation ainsi que celle de la Santé de la Mère et de l’Enfant. Le Centre d’Amélioration de la Qualité de l’Air est également impliqué.
Former des Experts en Intelligence Artificielle
Le projet prévoit la formation de spécialistes en intelligence artificielle au sein des institutions partenaires. « Nous voulons créer des champions dans ce domaine, afin que le Sénégal puisse pleinement entrer dans l’ère de l’intelligence artificielle appliquée à la santé », explique Dr Moussa Sarr.
Il souligne que les médecins ne sont souvent pas formés à la collecte et à l’exploitation des données. Actuellement, ces informations sont enregistrées sur papier, et ne deviennent numériques qu’au niveau des districts sanitaires. Or, un système numérique dès le début du processus permettrait de centraliser et d’harmoniser les données pour une meilleure exploitation.
Dr Mokhtar Gning, coordonnateur du projet au Sénégal, insiste sur les problèmes de stockage et de gestion des données. « Nos données sont souvent mal stockées, inaccessibles ou dispersées entre différents systèmes. L’absence d’interopérabilité et de standards modernes complique leur exploitation et biaise les décisions prises », déplore-t-il.
L’Intelligence Artificielle pour Prédire l’Impact Sanitaire de la Pollution
Outre la santé humaine, le projet intègre également une composante environnementale avec le Centre de Gestion de la Qualité de l’Air. L’objectif est de développer des modèles basés sur l’intelligence artificielle pour prédire la qualité de l’air à Dakar à partir de données météorologiques et géospatiales.
Actuellement, sept stations de mesure sont installées dans la capitale, mais seules deux sont fonctionnelles. En cas de panne, les données deviennent inexploitables. L’intelligence artificielle permettra de suppléer ces défaillances en modélisant la qualité de l’air et en anticipant les risques de pollution.
Selon Dr Mouhamadou Lamine Daffé, pharmacien et spécialiste en toxicologie environnementale, ces outils permettront non seulement d’améliorer la surveillance de la pollution atmosphérique, mais aussi d’évaluer son impact sur la santé publique.
Le projet Data Science Without Borders constitue une avancée majeure pour la médecine et la santé publique en Afrique. En exploitant l’intelligence artificielle et la science des données, il vise à moderniser la collecte et l’analyse des informations sanitaires, afin d’améliorer les prises de décisions médicales et de mieux anticiper les enjeux environnementaux.
Si ce projet parvient à ses fins, il pourrait servir de modèle pour l’ensemble du continent et favoriser une approche médicale fondée sur des preuves scientifiques solides.
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