« Certains individus malintentionnés n’ont aucun mal à transformer un morceau de craie, un peu de farine … en un comprimé »1. Voilà l’une des raisons pour lesquelles la criminalité liée à la contrefaçon de médicaments ne devrait jamais être prise à la légère. D’autant plus que cette pratique dissidente est devenue un fléau d’une envergure mondiale qui n’épargne aucune partie du globe. Le phénomène est devenu très préoccupant et ne semble pas se limiter uniquement aux médicaments contrefaits. La Commission des Nations Unies sur la Prévention du Crime et la Justice Pénale dans sa résolution 20/6 parle plutôt de « produits médicaux falsifiés » un terme qui englobe aussi les excipients et les substances actives, ainsi que les dispositifs médicaux, les pièces et matériaux qui les composent et les accessoires utilisés avec ces dispositifs2.
L’utilisation d’un médicament contrefait (sans principes actifs, en quantités erronées, ou avec des substances dangereuses) est très dangereuse et peut causer de graves maladies, voire la mort. En témoignent les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) selon lesquels dans le monde près d’un million de personnes meurent chaque année après la prise d’un faux médicament.3 De plus, un médicament sur dix vendus dans le monde serait un faux. Ce chiffre pourrait même atteindre sept médicaments sur dix dans certaines zones, particulièrement en Afrique. La criminalité pharmaceutique est plus que jamais une véritable menace pour la santé publique. Récemment, en pleine crise du coronavirus une enquête de la BBC a révélé un étonnant réseau de trafiquants de faux médicaments sur le continent africain. L’opération de démantèlement menée à cet effet par l’OMS en collaboration avec Interpol aurait abouti à l’arrestation de 121 malfrats dans 90 pays dans le monde et à la saisie de produits pharmaceutiques dangereux d’une valeur estimée à plus de 5,8 milliards de francs CFA4. D’après les estimations de la Fédération Internationale de l’Industrie du Médicament (FIIM) ce trafic rapporte gros. En effet, un investissement de seulement 1000 dollars US dans les faux médicaments pourrait générer 500 000 dollars US de profits aux contrefacteurs. Et ce n’est qu’apparemment la face visible de l’iceberg de cette économie parallèle très rémunératrice.
Dans de nombreux pays ces contrefacteurs exploitent les nouvelles technologies pour se livrer au trafic de produits médicaux falsifiés dans les marchés noirs du dark web afin de ne pas éveiller les soupçons des autorités publiques. Une étude récente menée par l’entreprise israélienne de cybersécurité Check Point s’est justement penchée sur le phénomène. En clair, des milliers de faux vaccins anti-Covid-19 seraient mis en vente libre dans cette partie du web cachée des regards bien avant que les vaccins approuvés ne commencent à être distribués dans le monde5. Le préjudice financier causé par ce trafic angoissant est déjà astronomique. Il est estimé à plus de 200 milliards de dollars US par an de manque à gagner voire 500 milliards de dollars US d’ici quelques années si de mesures robustes ne seront pas prises à temps pour endiguer ce malheur public.6
En quoi la blockchain pourrait-elle changer la donne ?
Connue pour avoir servi d’infrastructure de base au bitcoin en 2009, la blockchain connait à ce jour un grand succès dans divers domaines. Désormais, grâce à une blockchain conçue à cet effet nous pouvons facilement certifier un document (ex : diplôme, titre de propriété…) le rendant ainsi authentique et infalsifiable ou même l’orienter vers la protection de la vie privée à l’instar du récent projet d’Oasis Network prônant une économie de données responsable pour ne citer que ceux-là. Même s’il est vrai que la blockchain ne saurait être vue comme la solution miracle à tous les problèmes auxquels l’humanité est présentement confrontée, elle reste néanmoins une technologie très prometteuse, qui a déjà fait ses preuves dans de nombreux domaines : la santé, la finance, l’éducation, l’alimentation, l’art, l’assurance, l’énergie, la presse, l’immobilier etc. Avec une telle polyvalence désormais notoire nous ne pouvions pas nous empêcher de nous poser la question de savoir : comment cette technologie novatrice pourrait-elle être utile dans la lutte contre la contrefaçon de médicaments ? Une telle interrogation n’est sans doute pas nouvelle, mais restera toujours d’actualité dans un secteur aussi sensible qu’est la santé, où la recherche de solutions efficaces pour le bien-être de tous est majoritairement perçue comme un enjeu de taille.
Cela dit, entre autres deux (2) caractéristiques très connues de la blockchain nous semblent être utiles dans notre approche : sa capacité en matière d’authentification et de traçabilité d’une information qui y est enregistrée. La blockchain est souvent définie comme une base de données distribuée, permettant la transmission et le stockage d’informations (transactions, contrats, titres de propriétés, œuvres d’art, etc.) sans organe central de contrôle bien qu’il existe différents types de blockchain. Pour faire simple, elle peut être symbolisée dans le cadre du bitcoin comme un registre numérique décentralisé dans lequel toutes les transactions bitcoins à un instant donné sont stockées sous forme de blocs dont chacun est construit au-dessus du dernier et identifié de manière unique par empreinte numérique (hash). Appelons cela la phase d’authentification. Une fois ces transactions enregistrées dans ce registre, elles y resteront à vie et deviennent grâce à des procédés cryptographiques extrêmement difficiles à supprimer ou à falsifier. Et pourtant cela n’empêche pas à toute personne intéressée de pouvoir vérifier par elle-même l’exactitude de ces informations dans l’historique des transactions en utilisant un explorateur de blockchain tel que blockchain.info. C’est la transparence et/ou la traçabilité. Ce constat étant fait, il n’est donc pas difficile de comprendre les possibles bénéfices d’une telle technologie en matière d’authentification et de traçabilité surtout que ce cas de figure nous semble être parfaitement transposable dans le cadre de la lutte anti-contrefaçon de médicaments.
Comment pourrons nous adapter cela dans la lutte anti-contrefaçon de médicaments ?
Le recours à la blockchain s’avère dorénavant déterminant dans la lutte contre les produits contrefaits. En guise d’illustration, le groupe n° 1 mondial du luxe LVMH, Prada et Cartier se sont alliés récemment pour lancer le consortium Aura Blockchain.7 Cette initiative a pour but de lutter contre la contrefaçon de produits de luxe grâce à un label d’authenticité basé sur la blockchain Ethereum. Ainsi, un client qui le souhaite pourra facilement accéder à l’historique de son produit et à la preuve de son authenticité à chaque étape de la chaîne de valeur, des matières premières au point de vente puisque chaque identifiant de produit est relié à un identifiant client unique enregistré sur la blockchain. Cependant, dans cette analyse, il ne s’agira pas de s’intéresser à la lutte anti-contrefaçon dans le sens de lutter contre les violations de propriétés intellectuelles causées souvent par ces contrefacteurs en tentant de répliquer un produit médical breveté, mais plutôt dans le sens où la contrefaçon de médicaments pourrait porter atteinte à la santé du consommateur. Dans ce cas, la blockchain peut aider à certifier et à rendre par la suite vérifiable chaque médicament ou autre produit médical de sorte à faciliter leur traçabilité durant toute la chaine d’approvisionnement (Supply Chain) par toutes les parties prenantes. Par exemple, quand un médicament est produit, il pourrait être relié à un identifiant unique généré au moyen d’un hachage, lequel contient toutes les informations nécessaires sur le produit et le tout ajouté dans la blockchain de sorte à faciliter le suivi à chaque fois que le médicament passe d’une entité à une autre (du fabricant au distributeur etc.), ensuite l’authenticité de ce médicament pourrait être vérifiée en scannant le code-barre bidimensionnel (datamatrix) sur la boîte du médicament.
Des techniques similaires non blockchain connues sous le nom de la sérialisation8 sont depuis des années applicables dans de nombreux pays au monde notamment dans la zone européenne avec la directive 2011/62/UE du parlement européen dite « directive de médicaments falsifiés ». Cette directive a été renforcée par le règlement délégué (UE) 2016/161 entré pleinement en vigueur depuis Février 2019. En bref, chaque boîte de médicaments doit comporter dans son code-barre un numéro de série spécifique, un numéro de lot, une date de péremption etc. Ces données seront ensuite déposées dans un répertoire informatique européen (European Medecines Verification System) qui sera partagé aux différents pays. Chaque pharmacien pourra ainsi vérifier l’authenticité de chaque produit en scannant chaque boîte qu’il reçoit ou s’apprête à délivrer. Toutefois, une solution blockchain décentralisée présenterait plus de sécurité et de transparence en matière de traçabilité. Cela permettrait aussi de restaurer la confiance dans ce secteur souvent truffé de scandales car le consommateur pourrait dès lors être assuré de l’origine du produit qui lui destiné.
Ces startups qui veulent jouer la carte du changement
Depuis un moment, une lueur d’espoir semble s’y profiler à l’horizon car des startups à l’image de Blockpharma ou Meditect s’activent déjà dans ce domaine. Blockpharma est une start-up française propulsée par ChrystalChain en 2016. S’appuyant sur des technologies de Machine Learning, l’application Blockpharma devrait permettre à chaque consommateur de pouvoir vérifier instantanément l’authenticité d’un médicament qu’il achète. Lorsque nous avons contacté la startup pour en savoir plus sur entre autres le nombre médicaments déjà concernés par leur solution, la société ChrystalChain derrière ce projet nous répond en ces termes : « Merci pour votre message et l’intérêt que vous portez à notre solution. Cependant nous ne pouvons pas communiquer sur ces informations assez sensiblescomme vous pouvez vous l’imaginer. En revanche, il n’y a pas d’application blockpharma accessible sur les appli store, notre solution étant en B2B [entre professionnels du secteur] ».
Meditect une société française ciblant grandement le marché subsaharien s’est également donnée la mission depuis sa création en 2018 de relever ce défi de santé publique. Contrairement à blockpharma, la solution Meditect semble être plus étendue en donnant au consommateur un pouvoir de vérification grâce à des applications disponibles en téléchargement gratuite (Android & IOS) destinées aux patients (Application Meditect) qui souhaitent retracer l’origine d’un médicament, se renseigner sur son prix ou de vérifier son authenticité en scannant un QR code datamatrix à haute sécurité, mais aussi pour pharmaciens (Application Meditect pharmacien) afin qu’ils puissent certifier et optimiser la gestion de leur inventaire. L’entreprise en question en partenariat avec près de 1000 pharmacies aurait permis à l’heure de sécuriser plus 3 millions de médicaments avec sa solution blockchain.9
Ensemble, nous pouvons faire mieux
La Blockchain semble être un outil efficace dans la lutte contre les faux médicaments compte tenu des résultats assez convaincants pour le moment. Nous pouvons donc dire sans risque de nous tromper que la blockchain est une solution qui avance lentement, mais sûrement dans ce domaine. C’est pourquoi elle devrait être utilisée davantage comme solution complémentaire en plus des autres moyens de lutte déjà mis en œuvre. En effet, il ne s’agira pas seulement de se fier à des contrôles douaniers très souvent lacunaires. Le consommateur doit être aussi en mesure de pouvoir vérifier par lui-même ce qui lui est destiné grâce à des solutions blockchain transparentes, traçables et réputées infalsifiables.
En fin de compte, ces solutions précitées de Blockpharma ou de Meditect bien que salutaires, restent cependant ce que nous pouvons qualifier d’initiatives isolées. Qui plus est, ces entreprises privées peuvent souvent se heurter à des problèmes de financement entre autres pour pouvoir concrètement élargir leurs activités. La start-up Meditect que nous avons contacté à cet effet nous apprend que sa solution blockchain en phase pilote en côte d’ivoire est à l’heure limitée à l’authentification de boîte d’Efferalgan, en raison de son partenariat avec le laboratoire UPSA, fabricant dudit médicament. Dans de pareilles circonstances, une approche globale réunissant tous les acteurs nationaux et internationaux de l’industrie pharmaceutique en plus d’un effort parallèle des autorités règlementaires serait plus souhaitable pour espérer plus d’impacts. Il est donc évident qu’une adoption systémique plus forte et mieux coordonnée peut faire de la blockchain à long terme la clé de voûte pour réduire drastiquement ce trafic dantesque de faux médicaments.
Quelques recommandations en attendant
- Maximiser les campagnes de sensibilisation sur les méfaits des médicaments falsifiés particulièrement ceux de la rue qui ne présentent aucune garantie ;
- La nécessité de renforcer davantage les dispositifs de contrôle anti-contrefaçon et la coopération internationale ;
- Mettre en place des cadres législatifs adaptés pour pouvoir sanctionner toutes les activités liées à ce trafic ;
- Réfléchir sur la criminalisation de ce trafic de faux médicaments à l’instar de la convention MEDICRIME du conseil de l’Europe que la plupart des pays africains n’ont pas encore ratifié y compris le Sénégal.
1 https://urgences-ci.net/afrique-medicaments-contrefaits-un-probleme-de-sante-en-afrique/
2 https://www.unodc.org/documents/treaties/publications/19-00742_F_ebook.pdf
3 https://www.frenchweb.fr/comment-la-blockchain-permet-de-lutter-contre-le-trafic-de-faux-medicaments/418473
4 https://www.bbc.com/afrique/monde-52265434
5 https://blog.checkpoint.com/2020/12/11/covid-19-vaccines-touted-for-just-250-on-darknet/
6 https://www.rfi.fr/fr/podcasts/afrique-%C3%A9conomie/20210412-le-trafic-de-faux-m%C3%A9dicaments-toujours-difficile-%C3%A0-%C3%A9radiquer-en-afrique
7 https://cryptoast.fr/lvmh-prada-cartier-consortium-aura-blockchain/
8 système de vérification de l’authenticité d’un médicament entre sa mise en distribution et sa dispensation au patient
9 www.meditect.com/mission
Par MAMADOU LAMINE NIANG DIA, Étudiant en Master II droit du numérique UADB
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