Peut-on refuser d’aller rejoindre son poste d’affectation dans un poste médical à l’intérieur du pays ? La question fait débat suite au refus de gynécologues spécialistes, de rejoindre leur poste à Kolda. Pourtant, l’agent de santé est comme le militaire, le gendarme, le policier ou l’enseignant, il doit pouvoir servir à n’importe quel poste d’affectation sur le territoire national. Voire à l’extérieur s’il y est affecté. Il reste que l’affaire de l’affectation de gynécologues à Kolda serait moins liée à des considérations mystiques qu’aux conditions de travail prévalant dans la capitale du Fouladou, selon des médecins que nous avons interrogés. Ils demandent à l’Etat de régler la question de la formation, de faire de sorte qu’il y ait un système de mutation ou de rotation dans les régions après deux ou cinq ans de service, de réduire le nombre d’affectations « par complaisance », et, surtout, d’éviter de frustrer les anciens avec le recrutement à Dakar, de nouveaux médecins sortant de la Faculté de médecine. Bref, tout un programme !
Le ministre de la Santé et de l’Action sociale (Msas) a finalement trouvé un gynécologue pour l’hôpital de Kolda. Il s’agit du Dr. Abdoulaye Diakhaté, ancien interne des hôpitaux. En même temps, Abdoulaye Diouf Sarr a suspendu les salaires des trois médecins-gynécologues qui avaient refusé de rejoindre leur poste d’affectation dans la région du Fouladou.
Mieux, il leur aurait demandé de rembourser la bourse de spécialisation que leur avait accordée l’Etat. Plus généralement, le ministre a menacé des foudres de l’Etat tout médecin qui refuserait d’être affecté en région. Tout récalcitrant courrait le risque de se voir refuser une autorisation d’exercice au Sénégal. Une décision qui a soulevé la colère d’un groupe de médecins qui réclame la tête du ministre. D’ailleurs, une pétition a été lancée qui a recueilli les signatures de plus de 800 personnes. Une pétition accompagnée d’une lettre ouverte écrite par ce même groupe de praticiens.
Pas de refus et rien de mystique !
Pourquoi tout ce bruit autour d’une simple affectation d’un médecin spécialiste à l’intérieur du pays ? Pourquoi ces professionnels de l’appareil génital de la femme refusent-ils d’aller servir à Kolda ? Ce refus serait-il lié à la survenue de deux évènements malheureux, à savoir la mort d’un premier gynécologue qui officiait dans l’hôpital de la capitale du Fouladou suivi de l’accident de circulation de son successeur à ce poste au cours duquel l’épouse de ce dernier a trouvé la mort ? Causes mystiques ou raisons objectives empêchant de travailler dans cette ville ?
Des médecins interrogés par « Le Témoin », estiment qu’il n’y a rien de mystique dans ce refus de leurs collègues de rejoindre leur poste d’affectation. Le refus serait lié aux conditions de travail qui prévaudraient dans ces zones reculées et difficiles. « Il n’est pas question de refus d’affectation dans les régions, mais d’exigence d’exercice médical de qualité partout au Sénégal. Les manquements du système de santé nous frustrent, car causant des pertes en vies humaines. Le plateau technique est désertique, les locaux vétustes sans compter la rareté de personnel qualifié. La politique sanitaire nationale est déprimante, frustrante et la gestion du ministère est insuffisante. Les hôpitaux souffrent, le personnel et les malades avec.
Il est irrespectueux devant ces insuffisances, et après des batailles ardues contre la Covid-19 accompagnées de promesses non encore tenues, que le ministère de la Santé menace et calomnie le corps médical. Ne nous divertissez pas. Nous connaissons les exigences de notre métier. Un glucomètre qui manque peut accélérer la mort d’un malade. La lucidité, la concentration, l’équilibre de notre santé mentale nous aident à bien prendre en charge les patients. Si les autorités ne mettent pas à notre disposition le plateau technique nécessaire pour rendre un service de qualité, elles n’ont pas le droit à la réclamation », martèle le psychiatre contractuel du centre hospitalier régional de Louga, depuis 2018, Dr. Souleymane Loucar.
Ce sont donc, et comme le constate notre consultant en santé, Dr. El Hadj Ndiaye Diop, le service public et ses problèmes d’équipement, de ressources humaines et de motivation, avec une très grande responsabilité qui pèsent sur les épaules de la personne affectée. Sans compter l’absence d’équipe. « Un seul spécialiste pour toute une région, c’est infernal. Tu seras obligé de fonctionner tous les jours sans répit, donc 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. En plus, tu n’as aucun avantage. Au contraire, tu es trop exposé. En cas de problème, tu deviens une cible bien isolée. Et enfin, il te sera difficile de quitter par une affectation. On t’y oubliera simplement. Seuls une issue fatale, la démission, le bras de fer ou une subterfuge (bourse, étude ou stage) pourront te sortir de cette situation », a indiqué Dr. Diop, qui pense que la motivation liée à l’éloignement et un mouvement démocratique du personnel (exemple des enseignants), peuvent permettre d’améliorer la situation des médecins affectés dans les régions.
Il donne l’exemple de ce qui prévaut chez les enseignants avec une méthode combinant l’ancienneté à leur poste et la distance, qui permet d’avoir des critères objectifs pour les affectations, car « plus tu es loin, plus tu marques des points ».
Une psychose liée à la charge du travail
A peu près la même explication est servie par le médecin-légiste Dr. Amadou Sow, qui n’y va pas non plus par quatre chemins. « Le fond du problème c’est qu’en région, la charge de travail est énorme. Il n’y a jamais de repos. C’est près de 700.000 personnes à prendre en charge. Et du côté de la rémunération, il n’y a pas une très grande différence avec les autres médecins qui ont une charge de travail plus faible. Or, si tu restes à Dakar, en une seule journée, tu peux récolter ce que tu auras en un mois à Kolda. Parce que tu es un philanthrope alors que ta famille est là. Quel est le médecin qui a galéré pour devenir spécialiste, qui va partir à Kolda ? », interroge le légiste Dr. Amadou Sow.
Il est conforté dans son interrogation par l’anesthésiste-réanimateur de l’hôpital de Ourossogui, chargé de la communication du Sames (Syndicat autonome des médecins du Sénégal) pour la sous-section Matam. Pour Dr. Bakary Thior, c’est son nom, le ministère de la Santé a plutôt intérêt à réfléchir sur les voies et moyens d’améliorer les conditions de travail dans les zones reculées ou lointaines, pour motiver le personnel à aller servir partout où besoin sera. « On a choisi de dire oui et de servir à plus de 700 km de la capitale avec des températures variant entre 44 et 46 degrés, mais les conditions ne motivent personne à rester. Il y a un gap en ressources humaines dans tous les domaines, médicaux comme paramédicaux, le matériel de travail n’existe pas, et on est confronté à un problème récurrent de rupture de médicaments essentiels ».
Selon toujours Dr. Bakary Thior, les médecins affectés en brousse dans des conditions difficiles, n’ont aucun avantage et sont le plus souvent laissés à eux-mêmes, donc jamais mutés. Ce, au moment où « des collègues fraîchement sortis de la fac, servent à Dakar ». Ce qui crée parfois des frustrations dans les rangs des médecins.
Son collègue médecin-légiste, Dr. Amadou Sow, lui, s’empresse de lever un coin du voile. « Il y a des gens qui ne sont jamais sortis de Dakar. Même leur stage rural qui était censé être fait en zone rurale, ils l’ont fait à Dakar, et avant même qu’ils terminent quelquefois, on les recrute », s’est-il indigné. Il souligne qu’au même moment, « il y a des gens qui se tuent avec des contrats dans des hôpitaux au niveau des régions, et on ne les a pas recrutés à temps. Ces frustrations font que, quand tu as une opportunité, tu fonces sans arrière-pensée ». Or, et de son avis, « personne n’a fait la médecine pour être éternellement dans la misère ».
Pas d’avancement, aucune motivation et des affectations par complaisance
Au-delà de la psychose liée à la charge de travail, le médecin servant en régions voit son plan de carrière hypothéqué, selon nos interlocuteurs. C’est pourquoi, Dr. Sow demande au ministère de trouver les moyens de former des médecins qui vont accepter d’y aller parce que, du point de vue de la rémunération, ce sera incitatif. Au-delà même de cette rémunération, il estime qu’il faut qu’il y ait aussi d’autres mesures d’accompagnement comme la gestion transparente et la mutation.
« Quand tu fais l’option d’aller à Kolda, avec la charge du travail qui y existe, tu ne vas jamais sortir là-bas. Or, du point de vue avancement professionnel, le médecin est obligé d’aller à des congrès, de faire des formations ou autres, ou d’avoir un plan de carrière. D’ici 5 ans, je veux être un administrateur des structures de santé. Si je suis à Dakar, je peux m’inscrire en cours du soir ou du week-end. Mais ce n’est pas possible pour celui qui est à Kolda.
Donc, au-delà même de cette rémunération, il faut qu’on affecte les collègues servant dans les régions à Dakar, après deux à cinq ans de service dans ces zones. Il y a beaucoup de considérations qui font que les gens ne vont pas aller à l’intérieur du pays, même avec un salaire considéré comme acceptable. On a vu le mépris avec lequel le ministre a dit que le collègue servant en région va empocher 800 mille francs ou un million. Que représente cette somme pour un médecin qui a galéré pour devenir spécialiste ? Alors que dans une clinique à Dakar, tu peux faire la césarienne à 800 000 francs ou plus. Vous voyez la différence ! ».
Dr. Amadou Sow et Dr. El Hadj Ndiaye Diop soutiennent qu’il n’y a rien de mystique dans cette affaire de Kolda. Les affections de complaisance ? « Les affectations de complaisance, c’est eux (Ndlr, les gens du ministère). Si une commission décide des affectations, c’est le ministre qui a toujours le dernier mot ». Notre consultant en santé pense que « s’il n’y a pas une démocratisation des affectations, il n’y aura jamais de justice et les moutons du sacrifice vont souffrir ».
Et le médecin-légiste, Dr. Sow de souligner que « celui qui va à Kolda, par exemple pendant deux ans, c’est trop pour lui parce qu’il y a une charge de travail assez énorme pour lui. Le ministre devrait être dans des perspectives pour que, d’ici un ou deux ans, celui-là soit remplacé par quelqu’un d’autre et puisse souffler un peu. Tant que ces questions ne seront pas réglées, la situation ne va pas changer. In fine, à part peut-être ceux qui sont des fonctionnaires et ceux qui ont signé des contrats, le médecin, qui n’a pas signé de convention avec le ministère, on ne peut pas lui imposer d’aller dans les zones difficiles ou éloignées ».
« Etant donné qu’il y a des manquements du côté de l’Etat, la réalité du terrain fait que le ministre Abdoulaye Diouf Sarr ne peut pas exiger certaines choses à des médecins qui refusent d’aller servir à l’intérieur du pays », a conclu Dr. Amadou Sow, médecin-légiste.
Le Témoin (repris par leral.net)