L’affaire de l’affectation de gynécologue à Kolda pourrait une bonne fois pour toute régler la question de la spécialisation des médecins et la disponibilité de spécialistes partout dans le pays. Le médecin légiste Dr Amadou Sow propose la réforme du système de spécialisation avec le recrutement du médecin au début de sa spécialisation pour ôter aux praticiens tout prétexte de ne pas aller en région ou s’expatrier si on lui refuse l’établissement dans les zones de son choix. Spécialiste des expertises médicales, Dr Sow précise que c’est le ministère de la Santé qui a la prérogative d’autoriser l’exercice de la médecine à titre privé et que l’ordre ne donne que son avis car n’étant pas dans les relations contractuelles entre l’employé et son employeur.
Le Témoin – Le ministre de la Santé menace de suspendre les salaires des trois gynécologues qui ont refusé d’aller servir à l’hôpital de Kolda. Mais pour bon nombre de leurs collègues, la charge revient à l’ordre des médecins et non pas à la tutelle. Est-ce qu’il n’y a pas quelque part une confusion des rôles dans cette affaire ?
Dr Amadou SOW – Il y a beaucoup de confusions dans cette affaire. On donne à l’ordre des médecins une mission qui n’est pas la sienne. L’ordre veille au respect des dispositions du code de déontologie par ses membres. Mais il n’est pas dans les relations contractuelles. C’est comme si on me demande si l’ordre des médecins devra peut-être dire si un directeur de clinique doit recruter ou pas. S’il recrute et s’il y a un différend, est-ce que c’est à l’ordre de trancher, ou c’est plutôt à l’inspection du travail ou au tribunal du travail ? De la même manière aussi, quand il s’agit du public ou de l’Etat, l’ordre des médecins va regarder l’Etat comme un employeur et le médecin, son employé. Tant que leur relation contractuelle ne va pas dans le sens de nuire aux exigences du code de déontologie médicale, l’ordre n’a pas son mot à dire dans cette affaire. Mais si, dans un contrat, il y a une disposition qui fait que le médecin n’aura pas toute l’indépendance ou, en tout cas, ne pourra pas assurer la qualité des soins, et si, surtout, le respect de dispositions du code de déontologie peut être menacé, là, l’ordre peut intervenir. Il faut qu’on se comprenne sur cet état de fait. Maintenant, pour revenir sur ce que le ministre a dit, pour moi, les gens n’ont pas fait l’effort de lire ce que disent les textes. Dans ce pays, cela a toujours été comme ça. C’est le ministre de la Santé qui autorise n’importe quel médecin pour pouvoir exercer en privé. C’est en vertu de la Loi qui dit que « nul ne peut exercer la médecine à titre privé s’il n’est pas autorisé par le ministère de la Santé ». Mais, avant de donner cette autorisation, on demande l’avis de l’Ordre qui vérifie les conditions de moralité et de technicité de ce médecin. Encore une fois, la responsabilité ou la prérogative d’autoriser ou de refuser l’exercice de la médecine à titre privé revient au ministre de la Santé. Cela n’a rien à voir avec l’ordre des médecins qui va voir si ses membres sont en train de respecter les dispositions du code de déontologie. C’est une loi qui a institué ce code et qui donne à l’Ordre des médecins la prérogative de faire appliquer ce code de déontologie. Un médecin qui va à l’encontre des exigences du code de déontologie, l’Ordre, selon une procédure, peut le sanctionner par rapport au non-respect des dispositions du code. Mais cela n’a rien à voir avec les relations que le médecin pourra avoir avec son employeur. Cela dit, il ne faudrait pas qu’il y ait un abus de pouvoir ou d’autorité. S’il y en a, c’est le rôle du tribunal administratif de se prononcer. Si on doit refuser l’établissement en privé d’un médecin, il faudra que cela soit motivé. Si, dans les motivations, le ministère dit que telle personne a signé un engagement qui voudrait qu’elle exerce dans le public pendant cinq ans et que j’ai respecté ma part du contrat, à sa sortie, je lui ai proposé selon les termes de la convention qu’il avait signée, c’est à ce moment qu’il y a lieu d’aller régler ça au tribunal. Mais qu’on ne se leurre pas. Ce n’est pas à l’ordre de régler le problème jusqu’à ce que, en tout cas, la loi soit changée.
Dans quel cas le médecin serait-il tenu de refuser une affectation à l’intérieur du pays ?
Quand un employeur affecte quelqu’un et qu’il n’est pas parti, là, il va falloir revenir sur le contrat qui lie les deux parties. Si ce contrat avait prévu la clause de mobilité et que quelque temps après, on demande au médecin concerné d’aller à l’intérieur du pays et qu’il refuse, on revient sur le contrat. Mais si, à la base, le contrat n’avait pas précisé cela, ou si le contrat avait mentionné qu’il va rester à tel endroit, et qu’on veuille le déplacer, le concerné a le droit de refuser. Encore une fois, tout devra être régi par un contrat. S’agissant des gynécologues de Kolda, il y a deux situations. Il y a les médecins fonctionnaires et les médecins qui ne sont pas des fonctionnaires mais qui signent un contrat avec le ministère. Je prends le deuxième cas. Parce que, le plus souvent, il s’agit de ces cas-là. Le médecin qui n’est pas fonctionnaire, le ministère va le solliciter pour lui proposer la signature d’un contrat pour aller servir à Kédougou. Naturellement, il a le droit de refuser ou celui de s’y rendre suivant des conditions à respecter. Et c’est son droit le plus absolu. L’autre cas, c’est le fonctionnaire. Il faut qu’on revienne sur les statuts du fonctionnaire. L’Etat peut l’affecter là où il veut selon peut-être des procédures bien connues. Dans le cas qui nous concerne, celui des spécialistes comme les gynécologues de Kolda, il s’agit de médecins qui, le plus souvent, ne sont pas des fonctionnaires. Quoi qu’il en soit, je pense qu’on ne doit pas chercher de midi à quatorze heures. La disposition règlementaire a réglé le problème. Pour ce cas spécifique, j’ai eu la chance, depuis 7 ans, de parler de ce problème lié au défaut de spécialistes dans les régions. Pour moi, c’est l’approche qui n’est pas bonne.
Parlant d’exercice du métier à titre privé, que dit la loi, et pourquoi ce défaut d’application ?
Effectivement, il y a une loi qui date de 1966 qui dit que « Aucun médecin ne peut être autorisé à exercer la médecine à titre privé s’il a eu à bénéficier d’une bourse de la part du gouvernement du Sénégal ou bien d’un organisme partenaire de l’Etat, s’il n’a pas, au préalable, servi pendant 10 ans dans la fonction publique. Mais est-ce que cette loi est appliquée ? Cela sous-entend que, quand le médecin est sorti, qu’on puisse le recruter. Mais si tu sors, et qu’on ne te recrute pas, tu vas essayer d’ouvrir ton cabinet ou ta clinique sur fonds propres, ou te faire recruter par une clinique ou dans des hôpitaux. C’est pour dire que cette disposition réglementaire existe, mais n’a jamais été appliquée. Parce que le ministère n’a pas les moyens de la faire appliquer. Déjà, en 2014, je disais sur des plateaux de télés et de radios que le ministère n’a aucune autorité pour affecter un gynécologue à Tambacounda. A l’époque, le ministre, c’était Eva Marie Coll Seck. Les faits m’ont donné raison. Pourquoi ? Parce que c’est à la suite de ces déclarations qu’ils sont partis pour faire signer aux médecins qui étaient bénéficiaires de ces bourses, un engagement quadriennal, qui dit que « le médecin, avant d’avoir la bourse demandée, doit s’engager à aller servir l’Etat pendant 4 ans, à la fin de sa formation, là où on va t’affecter ». Il y avait une clause qui disait que, « à ta sortie, si tu restes deux ans sans être recruté, tu es libre de cet engagement-là ». Mais combien sont ces médecins-là qui sont sortis et qui n’ont pas eu une proposition ? Ne serait-ce qu’un contrat de la part du ministère, et qui sont partis en France, dans la sous-région ? Le problème n’est agité que quand il y a des populations qui bougent en manifestant pour manque de spécialistes. Le ministère ne se préoccupe pas de ces gens à qui il a donné de l’argent pour se spécialiser et qui s’étaient engagés à servir l’Etat. Malheureusement le ministère ne fait pas le suivi, mais il est là à s’occuper d’autre chose. Et c’est à chaque fois que les habitants d’une localité manifestent pour l’affectation d’un spécialiste, qu’on court de gauche à droite pour chercher quelqu’un qui est disponible. Alors que les autorités ont les instruments qui peuvent régler ces questions. Par rapport au contrat d’engagement, j’avais demandé aux médecins qui me posaient la question de le signer et d’aller faire leur formation parce que je savais que les autorités ne peuvent pas les affecter. C’est d’ailleurs après mes sorties médiatiques qu’elles avaient sorti cet engagement inutile. Je savais pertinemment qu’elles n’allaient jamais se préoccuper de leur situation. L’histoire m’a aujourd’hui donné raison. Personne n’a cherché à savoir ce qu’ils sont devenus après leur formation, ces collègues. C’est aujourd’hui que, le problème de Kolda s’étant posé, le gouvernement court dans tous les sens pour pouvoir régler ce problème. Pour moi, et pour régler ce problème définitivement, il va falloir qu’on règle d’abord la question de la spécialisation médicale.
Comment régler cette question de la spécialisation ? Déjà la bourse est aujourd’hui portée à 300 mille francs…
La solution viendrait de la réforme du système de spécialisation médicale. Parce que ce à quoi on assiste, et si vous faites le tour des hôpitaux, particulièrement dans les régions (ce n’est pas parce que je suis contre des nationalités étrangères ou autres), on remarque que ce sont de médecins de nationalité étrangère qui sont là-bas. Parce que, justement, les Sénégalais n’acceptent pas ou alors, en amont, ils n’ont pas eu accès à la spécialisation, mais ceux qui ont réussi de par leurs propres moyens ne vont pas aller là-bas. Parce que, quand ils faisaient leur spécialisation, personne ne les a aidés. Ce que le gouvernement est en train de faire, pour moi, ce n’est pas suffisant. La bourse, il faut le rappeler, avant 2014, elle était à 100 000 francs avant d’être portée à 150 000 francs en 2014-2015. Actuellement, elle est à 300 000 francs. Mais que représente une bourse de 300 000 francs pour un père de famille qui n’a aucune autre source de revenu ? Il faut dire que ceux qui s’inscrivent en spécialisation médicale, c’est des médecins, docteurs d’Etat en médecine, qui ont leur doctorat en poche, mais qui n’ont aucune source de revenu parce qu’ils ne travaillent pas. Même si tu as une opportunité de travailler, tu ne peux pas allier ça avec la formation. Parce que c’est une formation qui demande de la présence tous les jours avec parfois des gardes. Du fait que les ressources ou la bourse données à ces médecins sont très insuffisantes, la formation peut être escamotée pour certains qui seront obligés de faire des gardes pour pouvoir arrondir les fins du mois. Pour moi, au lieu que le ministère reste là à donner 300 000 francs à des pères de famille qui vont vivre des situations très difficiles pour faire la formation, si on me propose un engagement quinquennal, je vais accepter tout en sachant que mon plan de carrière c’est d’être dans le privé ou faire autre chose, le recrutement doit se faire dès que le médecin termine leur doctorat. On te recrute et on te forme pendant quatre ans pour que tu deviennes un spécialiste. Il faut aussi qu’on applique cette loi qui parle d’« engagement décennal » ou « engagement quadriennal ». Tant qu’on n’aura pas réglé cette question pendant les quatre ou cinq ans de formation de spécialisation, et qu’on ne trouvera pas un mécanisme qui permette d’avoir une gestion équitable et transparente des ressources humaines, il y aura toujours des problèmes.
Maïmouna FAYE FALL (Le Témoin)