En ce 31 août, commémorant la 16eme journée de la médecine traditionnelle en Afrique, il importe de porter un regard sur la place juridique de cette médecine dans les systèmes sanitaires en Afrique, et particulièrement au Sénégal.
L’histoire de la médecine traditionnelle est concomitante à l’évolution des civilisations. Avant le début du XIXème siècle, la médecine ne se définissait quasiment que par recours aux pratiques traditionnelles. Les découvertes scientifiques étant très limitées à cette époque, on ne se soignait qu’avec « les moyens du bord » qui renvoyaient à la médecine traditionnelle. Celle-ci est définie par l’OMS comme « la somme de toutes les connaissances, compétences et pratiques reposant sur des théories, croyances et expériences propres à différentes cultures, qu’elles soient explicables ou non, et qui sont utilisées dans la préservation de la santé ainsi que dans la prévention, le diagnostic et l’amélioration ou le traitement des maladies physiques et mentales ». Cette définition rend compte de son caractère naturel et universel, de même que de sa capacité à subsister face au développement scientifique. La médecine traditionnelle, dans son principe, ne connaît pas de frontières et ne semble, non plus, être affectée de limites temporelles. Il n’y a pas un pays, une civilisation ou une religion qui ne l’ait connue ou pratiquée. La modernité médicale, bien qu’envahissante, n’a pas réussi à altérer son rôle dans les systèmes sanitaires surtout africains. C’est à ce juste titre que le Professeur Antoine LECA a considéré qu’il « a existé des époques sans médecins, mais jamais sans médecine ».
Déjà en1969, l’OMS prenait officiellement position pour attirer l’attention des États, à travers la résolution WHA 22-54, sur la nécessité de procéder à des recherches scientifiques préalables en vue d’envisager l’intégration de la médecine traditionnelle dans les systèmes de santé. Une position qui sera retirée en 1976 à Kampala.
En 2002, l’OMS élabore son premier document de stratégie pour la période 2002-2005 qui sera prolongé par celui de 2014-2018 dans la logique d’inviter les États africains à accorder à la médecine traditionnelle la place juridique qui doit être la sienne en tant qu’élément essentiel des soins de santé primaires.
Cette médecine dite alternative ou complémentaire connaît un regain d’attention dans le monde. En Afrique, plus de 80% de la population a recours à la médecine traditionnelle. En chine, 40 % des soins de santé relèvent de la médecine traditionnelle. Au Chili et en Colombie, 71 et 41 % de la population, respectivement, ont recours à la médecine traditionnelle, et en Inde, 65 % de la population rurale y fait appel au niveau des soins de santé primaires. Ainsi, le pourcentage de la population ayant recours à ces médecines au moins une fois est de 48 % en Australie, 31 % en Belgique, 70 % au Canada, 49 % en France, 42 % aux États-Unis d’Amérique (Rapport OMS, 2002).
Au Sénégal, la médecine traditionnelle est une réalité profondément ancrée et constitue un pan essentiel des soins de santé mais continue d’évoluer en dehors de toute réglementation juridique. De plus en plus, les pouvoirs publics se rendent à l’évidence de la nécessité de la réglementer, tant sa contribution et son efficacité ne sont plus à démontrer aux yeux des populations, compte tenu de la barrière financière à l’accès aux soins de la médecine moderne.
L’exemple de réussite de la médecine traditionnelle au Sénégal est représenté par l’hôpital traditionnel de Keur Massar. Prestataire de soins polyvalent, cet établissement est connu pour le traitement qu’il offre contre le paludisme, les maladies des yeux, l’obésité, ainsi que contre les problèmes d’ordre sexuel. Par un décret du 28 décembre 1985, l’Etat avait érigé ce centre de soins traditionnel au rang d’un hôpital traditionnel sans reconnaître officiellement la médecine traditionnelle. Ce paradoxe saisissant continue toujours d’entacher la position sénégalaise sur la médecine traditionnelle qui stagne dans un curieux néant juridique. En juin 2017, un projet de loi a été adopté en conseil des ministres sans être encore soumis au vote à l’Assemblée nationale, prolongeant ainsi le silence assourdissant du législateur.
Il est vrai que la réglementation de la médecine traditionnelle se heurte à un certain nombre de difficultés. Difficultés liées, d’une part, à la distinction de la médecine traditionnelle du charlatanisme, d’autre part, à la détermination de critères de sélection des médicaments traditionnels, pour en mesurer les propriétés et le dosage au moment de leur utilisation.
Cependant, l’État se doit d’affronter ces défis et d’aller au-delà d’une simple tolérance de la médecine traditionnelle, en s’inspirant des pays asiatiques qui ont quasiment tous reconnu la médecine traditionnelle comme composante de leurs systèmes de santé. Il en est ainsi de la Chine qui avait lancé depuis 1954 une campagne de promotion de la médecine traditionnelle, par la création des instituts de recherche pour conserver cet héritage commun et la formation des médecins de type chinois. Pendant le grand bond en avant en 1958, des programmes avaient été initiés pour former des médecins traditionnels en médecine occidentale. Aujourd’hui, la Chine est devenue un modèle d’intégration de la médecine traditionnelle qui a inspiré tous ses voisins asiatiques et même le reste du monde.
En Afrique, un certain d’États se sont investis dans ce chantier d’intégration juridique de la médecine traditionnelle, en soumettant l’exercice de cette médecine à un principe d’autorisation préalable. C’est le cas du Ghana, du Nigeria, de la Tanzanie du Benin, du Burkina Faso, du Madagascar, de l’Ethiopie et de la Tanzanie etc.
L’exemple de la Tanzanie est particulièrement édifiant. Après avoir reconnu juridiquement la médecine traditionnelle en 1980, la Tanzanie a mis en place un système de reconnaissance mutuelle entre les types de médecine. Il s’en est suivi l’ouverture des cabinets de médecine traditionnelle dans diverses régions où les tradi-praticiens sont formés et intégrés avec les médecins orthodoxes, en particulier dans le district de Magù.
L’État du Sénégal doit donc se donner les moyens d’y arriver, d’autant plus que dans un domaine aussi sensible que la santé, il ne doit aucunement exister des zones de non-droit, au nom du principe de précaution et du droit à la sécurité sanitaire. Il faut aussi souligner que la reconnaissance de la médecine traditionnelle comporte des enjeux économiques non négligeables. En exploitant convenablement ce savoir traditionnel, l’Afrique pourra exporter son expertise au reste du monde à travers des firmes locales spécialisées et élargir l’éventail de la création d’emplois. Les tradi-praticiens bénéficiant d’une protection des droits de propriété intellectuelle comme le cas au Brésil, pourront faire valoir le savoir transmis de génération en génération et obtenir leur remboursement légitime de la communauté. Cependant, une telle initiative devra résolument surmonter la redoutable pression des lobbies pharmaceutiques et la forte résistance des professionnels de santé pour ne se soumettre qu’à l’intérêt exclusif de la santé publique.
BA TAPSIROU BOCAR
Docteur en droit public à l’Université de Bordeaux,
Spécialisé en droit de la santé publique
Source: Dakaractu, 31 Août 2018